Les nombres de Bernoulli : histoire, définitions et applications
Les nombres de Bernoulli (Bernoulli numbers) constituent l’une des suites les plus importantes de l’histoire des mathématiques. Apparus au XVIIᵉ siècle dans l’étude des sommes de puissances \[ 1^m + 2^m + \cdots + n^m, \] ils jouent aujourd’hui un rôle central en analyse (analysis), en théorie des nombres (number theory) et dans la fonction zêta de Riemann (Riemann zeta function). On les retrouve notamment dans la formule spectaculaire d’Euler exprimant toutes les valeurs paires de \(\zeta(2k)\) décrites dans notre page dédiée aux séries p-harmoniques.
Plan de la page
1. Origine historique : Jakob Bernoulli et les sommes de puissances
L’histoire commence avec Jakob Bernoulli (1655–1705), membre illustre de la famille Bernoulli. Dans son ouvrage posthume Ars Conjectandi (1713), il étudie le problème suivant : comment exprimer \[ S_m(n) = 1^m + 2^m + \cdots + n^m \] sous forme de polynôme en \(n\) ?
Bernoulli découvre alors que ces formules s’expriment naturellement avec une suite de constantes qui porteront son nom : les nombres de Bernoulli (Bernoulli numbers). Ces nombres se retrouvent partout : dans les développements de Taylor, les séries de Fourier, les séries p-harmonique et la fonction zêta de Riemann.
Les sommes de puissances s’expriment sous forme polynomiale : \[ S_m(n) = \frac{n^{m+1}}{m+1} + \frac{1}{2}n^m + \sum_{k=2}^{m} \binom{m}{k-1}\frac{B_k}{m+1} n^{m+1-k}. \] Les coefficients \(B_k\) sont précisément les nombres de Bernoulli.
2. Définition moderne par fonction génératrice
La définition utilisée aujourd’hui repose sur la fonction génératrice exponentielle (exponential generating function) :
Les nombres de Bernoulli \((B_n)_{n\ge0}\) sont définis par : \[ \frac{t}{e^t - 1} = \sum_{n=0}^{+\infty} B_n \frac{t^n}{n!}. \]
Cette définition est élégante, compacte, et fait apparaître les propriétés structurelles des \(B_n\) (parité, zéros, croissance).
3. Premiers nombres de Bernoulli
| n | Nombre de Bernoulli \(B_n\) |
|---|---|
| 0 | \(B_0 = 1\) |
| 1 | \(B_1 = -\frac12\) |
| 2 | \(B_2 = \frac16\) |
| 3 | \(B_3 = 0\) |
| 4 | \(B_4 = -\frac{1}{30}\) |
| 5 | \(B_5 = 0\) |
| 6 | \(B_6 = \frac{1}{42}\) |
Dès \(n=3\), on observe que tous les indices impairs ≥ 3 donnent : \[ B_{2k+1} = 0\quad (k\ge1). \] Cette propriété est fondamentale en analyse et en théorie des séries.
4. Rôle fondamental : les formules sommatoires
L’étude des sommes de puissances \[ S_m(n) = 1^m + 2^m + \cdots + n^m \] constitue l’un des plus anciens problèmes de l’histoire des mathématiques. Aujourd’hui, on les exprime sous forme de formes explicites polynomiales (explicit polynomial forms) en la variable \(n\), dans lesquelles interviennent naturellement les nombres de Bernoulli (Bernoulli numbers).
• Antiquité : les premières sommes figuratives apparaissent chez les Babyloniens et les Grecs (sommes d’entiers, de carrés, de cubes).
• 1631–1654 : Johann Faulhaber publie des formules pour les sommes de puissances jusqu’à l’exposant 17, sans mettre en évidence la structure générale.
• 1690–1705 : Jakob Bernoulli découvre que toutes ces sommes peuvent être écrites à l’aide d’une même famille de constantes \(B_n\), les nombres de Bernoulli.
Membre de la célèbre famille Bernoulli, Jakob est l’un des pionniers de l’analyse moderne et de la théorie des probabilités. Son œuvre majeure, Ars Conjectandi, publiée en 1713 après sa mort, contient plusieurs idées révolutionnaires.
En étudiant les sommes de puissances, Bernoulli découvre que chacune peut être écrite sous forme d’une forme explicite polynomiale (explicit polynomial form) en \(n\), et surtout que les coefficients de ces polynômes obéissent à une structure régulière. Il introduit alors une nouvelle suite de constantes \[ B_0, B_1, B_2, \dots, \] qu’il appelle « nombres Bernoulliens », aujourd’hui connus sous le nom de nombres de Bernoulli (Bernoulli numbers).
Cette découverte marque un tournant majeur : elle unifie les formules éparses de Faulhaber en une théorie générale simple et élégante. Un siècle plus tard, Euler montrera que ces mêmes nombres interviennent dans les valeurs paires de la fonction zêta, établissant un lien profond entre combinatoire, analyse et théorie des nombres.
• 1713 : parution de l’Ars Conjectandi, qui expose pour la première fois une formule générale pour \(S_m(n)\). L'ouvrage de Jakob Bernoulli est publié 8 ans après sa mort.
Le tableau suivant rassemble les premières formes explicites polynomiales (explicit polynomial forms) des sommes de puissances, en indiquant pour chacune :
- la somme considérée ;
- la forme polynomiale en \(n\) ;
- les principaux auteurs associés ;
- la période historique ;
- les nombres de Bernoulli intervenant dans la formulation moderne.
\[ S_m(n) = 1^m + 2^m + \cdots + n^m \]
| Somme | Forme explicite polynomiale (explicit polynomial form) | Auteur | Date | Bernoulli |
|---|---|---|---|---|
| \(1 + 1 + \cdots + 1\) | \(n\) | \(B_0\) | ||
| \(1 + 2 + \cdots + n\) | \(\frac{n(n+1)}{2}\) | Nicomaque | Iᵉ s. | \(B_0,B_1\) |
| \(1^2 + 2^2 + \cdots + n^2\) | \(\frac{n(n+1)(2n+1)}{6}\) | Archimède | −250 | \(B_2\) |
| \(1^3 + 2^3 + \cdots + n^3\) | \(\bigl(\frac{n(n+1)}{2}\bigr)^2\) | Bernoulli | 1700 | \(B_2\) |
| \(1^4 + 2^4 + \cdots + n^4\) | \(\frac{n(n+1)(2n+1)(3n^2+3n-1)}{30}\) | Faulhaber | 1654 | \(B_4\) |
| \(1^5 + \cdots + n^5\) | \(\frac{n^2(n+1)^2(2n^2+2n-1)}{12}\) | Faulhaber | 1654 | \(B_4\) |
| \(1^6 + \cdots + n^6\) | \(\frac{n(n+1)(2n+1)(3n^4+6n^3-3n+1)}{42}\) | Faulhaber | 1654 | \(B_6\) |
Cette lecture “à la Bernoulli” montre que derrière chaque formule se cache une combinaison de nombres \(B_k\). Les travaux de Bernoulli donnent une formule unifiée pour toutes les sommes de puissances.
Pour tout entier \(m \ge 1\), \[ S_m(n) = 1^m + 2^m + \cdots + n^m = \frac{n^{m+1}}{m+1} + \frac{1}{2}n^m + \sum_{k=2}^{m} \binom{m}{k-1} \frac{B_k}{m+1}\, n^{m+1-k}. \] Cette formule fournit pour chaque \(m\) une forme explicite polynomiale (explicit polynomial form) de la somme \(1^m + 2^m + \cdots + n^m\).
5. Nombres de Bernoulli, Euler et fonction zêta
Euler découvre que les nombres de Bernoulli contrôlent toutes les valeurs paires de la fonction zêta de Riemann :
Pour tout entier \(k\ge 1\), \[ \boxed{ \zeta(2k) = (-1)^{k+1}\frac{B_{2k}}{2(2k)!}(2\pi)^{2k}. } \]
Ainsi, \[ \zeta(2) = \frac{\pi^2}{6},\qquad \zeta(4) = \frac{\pi^4}{90},\qquad \zeta(6) = \frac{\pi^6}{945}, \dots \] Toutes ces valeurs sont exposées dans notre page sur les séries p-harmoniques.
Cette formule fait des nombres de Bernoulli une structure centrale en théorie analytique des nombres.
6. Propriétés fondamentales
- Parité : \(B_1 = -\frac12\) et \(B_{2k+1} = 0\) pour tout \(k\ge1\).
- Signes alternés : les \(B_{2k}\) alternent en signe selon \((-1)^{k+1}\).
- Croissance rapide : \(|B_{2k}|\) croît très vite, en lien avec les valeurs de \(\zeta(2k)\).
- Relation avec les formes modulaires (modular forms) : les dénominateurs des \(B_{2k}\) contiennent des nombres premiers dits irréguliers (Kummer).
7. Tableau (B₀ à B₁₆)
| n | Bernoulli \(B_n\) |
|---|---|
| 0 | 1 |
| 1 | -1/2 |
| 2 | 1/6 |
| 3 | 0 |
| 4 | -1/30 |
| 5 | 0 |
| 6 | 1/42 |
| 7 | 0 |
| 8 | -1/30 |
| 10 | 5/66 |
| 12 | -691/2730 |
| 14 | 7/6 |
| 16 | -3617/510 |
8. Sources historiques et modernes
- Jakob Bernoulli, Ars Conjectandi (1713). Édition numérisée (ETH Zürich, e-rara) :
https://doi.org/10.3931/e-rara-9001 - Johann Faulhaber, Academia Algebrae (1631). Version numérisée sur Archive.org :
https://archive.org/details/bub_gb_0pw_AAAAcAAJ - Leonhard Euler, De summis serierum reciprocarum (E41, 1740). Présentation sur l’Euler Archive :
https://eulerarchive.maa.org/pages/E041.html
Traduction anglaise en PDF :
https://download.uni-mainz.de/mathematik/Algebraische%20Geometrie/Euler-Kreis%20Mainz/E41.pdf
- Tom M. Apostol, Introduction to Analytic Number Theory, Springer. Chapitres sur les nombres de Bernoulli et \(\zeta(2k)\).
- Donald Knuth, « Johann Faulhaber and the sums of powers », Mathematics of Computation. Article historique et technique sur les formules de Faulhaber.
- Henri M. Edwards, Riemann’s Zeta Function, Dover. Monographie classique sur la fonction zêta et les valeurs spéciales.
- MacTutor History of Mathematics — biographies :
Jakob Bernoulli :
https://mathshistory.st-andrews.ac.uk/Biographies/Bernoulli_Jacob/
Johann Faulhaber :
https://mathshistory.st-andrews.ac.uk/Biographies/Faulhaber/ - OEIS – Bernoulli numbers : séquence A027641 (numérateurs) :
https://oeis.org/A027641 - Wolfram MathWorld – Bernoulli Number :
https://mathworld.wolfram.com/BernoulliNumber.html
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