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La somme des inverses des nombres premiers

1. Introduction historique

Contexte général.
Depuis l’Antiquité, les nombres premiers (prime numbers) occupent une place centrale en arithmétique : Euclide, vers le IIIe siècle avant notre ère, démontre qu’il en existe une infinité. Bien plus tard, au XIVe siècle, Nicolas Oresme étudie la série harmonique (harmonic series) \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n} \] et en montre la divergence, ouvrant la voie à l’analyse de séries infinies.

Au XVIIe siècle, des mathématiciens comme Pietro Mengoli et les Bernoulli s’intéressent aux séries de la forme \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p}, \] préfigurant les séries \(p\)-harmoniques (p-series), sujet que tu développes dans la page :

👉 Séries en \(1/n^p\), séries \(p\)-harmoniques et fonction zêta de Riemann

Au XVIIIe siècle, Leonhard Euler révolutionne l’étude des séries et des produits infinis. Il introduit le produit d’Euler (Euler product) pour la fonction zêta de Riemann et met en évidence un lien profond entre les nombres premiers et la série harmonique. C’est dans ce contexte qu’il étudie la série \[ \sum_{p \ \text{premier}} \frac{1}{p} \] et montre son caractère divergent, résultat aussi surprenant que fondamental.

2. Définition et premières observations

Définition.
On appelle somme des inverses des nombres premiers (sum of reciprocals of prime numbers) la série \[ \sum_{p\ \text{premier}} \frac{1}{p} = \frac{1}{2} + \frac{1}{3} + \frac{1}{5} + \frac{1}{7} + \frac{1}{11} + \frac{1}{13} + \cdots \] où la somme porte sur tous les nombres premiers \(p\).

À première vue, on pourrait penser que cette série converge :

On est donc tenté d’imaginer que « se restreindre » aux seuls nombres premiers devrait suffire à forcer la convergence. Le résultat d’Euler montre que cette intuition est fausse : la série diverge, mais d’une manière extraordinairement lente.

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3. Lien avec la série harmonique

Rappel : série harmonique.
La série harmonique (harmonic series) est la série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n} = 1 + \frac{1}{2} + \frac{1}{3} + \frac{1}{4} + \cdots \] et l’on note \[ H_n = 1 + \frac12 + \frac13 + \cdots + \frac1n \] la n-ième somme partielle (nth partial sum).

Oresme a montré que \(\sum \frac{1}{n}\) diverge, en regroupant les termes par blocs. Tu détailles plusieurs preuves (géométriques, historiques, analytiques) dans la page :

👉 La série harmonique : histoire et preuves de divergence

Euler découvre que la fonction zêta de Riemann \[ \zeta(s) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^s}, \quad s > 1, \] peut se factoriser en un produit infini sur les nombres premiers : \[ \zeta(s) = \prod_{p\ \text{premier}} \left(1 - \frac{1}{p^s}\right)^{-1}. \] Cette identité, appelée produit d’Euler (Euler product), repose sur la décomposition unique des entiers en produit de nombres premiers.

Ainsi, le comportement de la série harmonique (cas \(s=1\)) est intimement lié aux nombres premiers : si la série harmonique diverge, c’est en quelque sorte parce que la contribution cumulative des termes \(\frac{1}{p}\) est elle-même suffisamment « grande » pour empêcher toute convergence.

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4. Résultat principal : divergence

Théorème (Euler).

La somme des inverses des nombres premiers diverge : \[ \sum_{p\ \text{premier}} \frac{1}{p} = +\infty. \] Plus finement, si l’on note \[ S(x) = \sum_{\substack{p \le x \\ p\ \text{premier}}} \frac{1}{p}, \] alors, lorsque \(x \to +\infty\), on dispose de l’asymptotique \[ S(x) = \ln(\ln x) + B_1 + o(1), \] où \(B_1\) est la constante de Meissel–Mertens (Meissel–Mertens constant).

On voit apparaître ici un comportement très particulier : la divergence se fait au rythme du double logarithme \(\ln(\ln x)\), bien plus lent que le simple logarithme \(\ln x\) qui décrit la divergence de la série harmonique.

5. La constante de Meissel–Mertens

Définition.
La constante de Meissel–Mertens (ou constante des inverses des premiers), notée \(B_1\), est définie par \[ B_1 = \gamma + \sum_{p} \left( \ln\!\left(1 - \frac{1}{p}\right) + \frac{1}{p} \right), \] où \(\gamma\) désigne la constante d’Euler–Mascheroni (Euler–Mascheroni constant).

Cette constante apparaît naturellement lorsqu’on étudie la différence entre la somme tronquée des inverses des premiers et le double logarithme : \[ S(x) - \ln(\ln x) \longrightarrow B_1 \quad \text{quand } x \to +\infty. \] Numériquement, on trouve \[ B_1 \approx 0{,}2615\dots \] (la valeur approchée peut être obtenue en sommant numériquement jusqu’à une grande borne).

Cette constante joue un rôle en théorie analytique des nombres (analytic number theory), au même titre que la constante d’Euler–Mascheroni dans l’approximation de la série harmonique.

6. Tableaux de valeurs et comparaison

Pour mieux percevoir la lenteur de la divergence, on introduit deux tableaux :

6.1. Sommes partielles pour de très grandes valeurs de \(x\)

Pour des valeurs très grandes de \(x\), l’approximation \[ S(x) \approx \ln(\ln x) + B_1 \] devient pertinente. Le tableau ci-dessous donne des valeurs approximatives de \(S(x)\) pour des puissances de 10 très élevées.

\(x\)\(S(x) \approx \ln(\ln x) + B_1\)
\(10^{6}\) \(\approx 2{,}89\)
\(10^{12}\) \(\approx 3{,}58\)
\(10^{20}\) \(\approx 4{,}09\)
\(10^{50}\) \(\approx 5{,}01\)
\(10^{100}\) \(\approx 5{,}70\)

Même pour \(x = 10^{100}\), c’est-à-dire un nombre avec 101 chiffres, la somme des inverses des nombres premiers inférieurs ou égaux à \(x\) reste inférieure à 6. Ce tableau illustre de manière saisissante la lenteur de la divergence.

6.2. Nombre de termes nécessaires pour dépasser un seuil \(A\)

On peut aussi se demander combien de termes il faut sommer pour que \(\displaystyle \sum_{p \le x} \frac{1}{p}\) dépasse une certaine valeur \(A\). Les valeurs ci-dessous sont des estimations théoriques, basées sur l’approximation \[ S(x) \approx \ln(\ln x) + B_1 \quad\text{et}\quad \pi(x) \approx \frac{x}{\ln x} \] où \(\pi(x)\) désigne le nombre de nombres premiers (prime counting function) inférieurs ou égaux à \(x\).

Seuil \(A\)Approximation de \(x\) tel que \(S(x) \approx A\)Nombre approximatif de nombres premiers \(\pi(x)\)
\(A = 2\) \(x \approx 3 \times 10^{2}\) \(\pi(x) \approx 5 \times 10^{1}\)
\(A = 2{,}5\) \(x \approx 1{,}2 \times 10^{4}\) \(\pi(x) \approx 1{,}3 \times 10^{3}\)
\(A = 3\) \(x \approx 5{,}2 \times 10^{6}\) \(\pi(x) \approx 3{,}4 \times 10^{5}\)
\(A = 4\) \(x \approx 1{,}8 \times 10^{18}\) \(\pi(x) \approx 4{,}3 \times 10^{16}\)
\(A = 5\) \(x \approx 4{,}2 \times 10^{49}\) \(\pi(x) \approx 3{,}7 \times 10^{47}\)

Ces ordres de grandeur montrent que pour gagner une unité sur la somme \(\displaystyle \sum \frac{1}{p}\), il faut aller chercher des nombres premiers de plus en plus grands, en quantité astronomique.

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7. Pourquoi cette série diverge ? (idée)

Idée intuitive (niveau lycée).
La clé est la décomposition en facteurs premiers (prime factorization) : tout entier \(n \ge 2\) s’écrit de façon unique comme un produit de puissances de nombres premiers. Cette propriété permet de réécrire la série des inverses des entiers comme un produit infini sur les nombres premiers.

On part de la série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n} \] et on la « décompose » en utilisant la factorisation de chaque entier. L’idée est que si les inverses des nombres premiers étaient « trop petits » au sens où leur somme convergerait, ce produit ne pourrait pas donner une série divergente comme la série harmonique.

Dit autrement :

8. Preuve détaillée (déroulable)

Nous donnons maintenant une preuve plus technique, de niveau universitaire, qui fait intervenir la fonction zêta de Riemann et le produit d’Euler.

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9. Brun et les nombres premiers jumeaux

Nombres premiers jumeaux.
On appelle nombres premiers jumeaux (twin primes) une paire de nombres premiers de la forme \((p, p+2)\), par exemple \((3,5)\), \((5,7)\), \((11,13)\), \((17,19)\), etc.

Un résultat très étonnant, dû au mathématicien norvégien Viggo Brun au début du XXe siècle, concerne la somme des inverses des nombres premiers jumeaux : \[ \sum_{\substack{p\ \text{premier} \\ p+2\ \text{premier}}} \left( \frac{1}{p} + \frac{1}{p+2} \right). \] Contrairement à la somme des inverses de tous les nombres premiers, cette série converge. Sa somme est appelée constante de Brun (Brun's constant), souvent notée \(B_2\), et on sait numériquement que \[ B_2 \approx 1{,}902160\dots \] (la valeur est obtenue par des calculs intensifs et des méthodes de crible).

Ce contraste est particulièrement instructif : les nombres premiers « ordinaires » sont suffisamment nombreux pour que \(\sum \frac{1}{p}\) diverge, mais les premiers jumeaux sont assez rares pour que la somme de leurs inverses converge. Cela n’empêche pas qu’on conjecture l’existence d’une infinité de premiers jumeaux (conjecture des nombres premiers jumeaux), mais la convergence de leur série d’inverses montre que leur densité est extrêmement faible.

10. Mythes et idées fausses

Mythe n°1 – « Si les termes tendent vers 0, la série converge. »
C’est faux. Les séries \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n} \quad\text{et}\quad \sum_{p} \frac{1}{p} \] sont des contre-exemples classiques : leurs termes tendent vers 0, mais les sommes divergent. La condition \(\displaystyle a_n \to 0\) est nécessaire mais pas suffisante pour la convergence de \(\sum a_n\).
Mythe n°2 – « Les nombres premiers sont tellement rares que la somme des inverses doit converger. »
Là encore, c’est faux. Les nombres premiers deviennent rares, mais pas assez pour compenser la lente décroissance de \(\frac{1}{p}\). La somme \[ \sum_{p} \frac{1}{p} \] diverge, mais si lentement qu’il faut aller chercher des premiers gigantesques pour voir la croissance de la somme.
Mythe n°3 – « Si \(\sum \frac{1}{p}\) diverge, alors \(\sum \frac{1}{p^2}\) diverge aussi. »
C’est faux. La série \[ \sum_{p} \frac{1}{p^2} \] converge (elle est dominée par \(\sum \frac{1}{n^2}\)). Le passage de l’exposant 1 à 2 change radicalement la nature des séries.
Mythe n°4 – « La convergence de la somme de Brun prouve qu’il n’y a qu’un nombre fini de premiers jumeaux. »
Faux également. Une série de termes positifs peut converger tout en portant sur une infinité de termes non nuls. La convergence de la somme de Brun montre que les premiers jumeaux sont extrêmement rares, mais ne tranche pas la question de leur infinité.

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11. Histoire détaillée et anecdotes

Un fil historique continu, de l’Antiquité à l’ère moderne.

Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) pose la première pierre : il démontre qu’il existe une infinité de nombres premiers. Cette infinité est une condition nécessaire pour que la série \(\displaystyle \sum_{p} \frac{1}{p}\) ait un sens et puisse diverger.

Nicolas Oresme (vers 1350) montre la divergence de la série harmonique en regroupant les termes par blocs. Son travail, antérieur à l’analyse moderne, illustre déjà l’idée qu’une somme de termes très petits peut tout de même être infinie.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, des mathématiciens comme Mengoli, les Bernoulli, puis surtout Euler, étudient les séries \(\sum 1/n^p\) et les liens entre ces séries et des produits infinis. Euler introduit le produit qui porte son nom, calcule des valeurs de \(\zeta(2)\), \(\zeta(4)\), etc., et met en lumière la relation profonde entre les nombres premiers et la fonction zêta.

Au XIXe siècle, Meissel et Mertens affinent les estimations portant sur les sommes liées aux nombres premiers, ce qui conduit à l’asymptotique \[ \sum_{p \le x} \frac{1}{p} = \ln(\ln x) + B_1 + o(1). \]

En 1896, Hadamard et de la Vallée Poussin démontrent indépendamment le théorème des nombres premiers (prime number theorem), qui décrit le comportement asymptotique du nombre de nombres premiers inférieurs ou égaux à \(x\). Ce résultat constitue un pilier de la théorie analytique des nombres moderne.

Au début du XXe siècle, le mathématicien norvégien Viggo Brun développe de nouvelles méthodes de crible (sieve methods) et montre que la somme des inverses des nombres premiers jumeaux converge. La constante de Brun qui en résulte est devenue un objet classique de la théorie des nombres.

Aujourd’hui encore, la série des inverses des nombres premiers reste un exemple privilégié en cours de théorie analytique des nombres : elle illustre à la fois la puissance des méthodes analytiques et la finesse de la répartition des nombres premiers.

12. Références et sources historiques

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