Les séries en \(\displaystyle \frac{1}{n^p}\) : séries p-harmoniques et fonction zêta
Les séries de la forme \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p} \] généralisent la série harmonique (harmonic series) étudiée en détail sur la page La série harmonique : histoire et preuves de divergence. Elles jouent un rôle central en analyse réelle (real analysis), en théorie des nombres (number theory) et en analyse complexe (complex analysis), notamment via la fonction zêta de Riemann (Riemann zeta function). Cette page présente le résultat fondamental sur la convergence des séries p-harmoniques (p-series), son contexte historique (Mengoli, Euler, Cauchy, Dirichlet, Riemann) et quelques applications modernes.
Plan de la page
1. Définitions et premières observations
Pour un réel \(p\), on appelle série p-harmonique (p-harmonic series) la série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p}. \] Pour tout entier \(n \ge 1\), on note \[ H_n^{(p)} = \sum_{k=1}^{n} \frac{1}{k^p} \] la n-ième somme partielle (n-th partial sum).
Le cas \(p = 1\) redonne la série harmonique \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n} = 1 + \frac12 + \frac13 + \cdots, \] dont la divergence peut se démontrer par la méthode de Nicolas Oresme (Oresme’s proof), développée sur la page Nicolas Oresme et reprise dans notre article sur la série harmonique.
Dès le XVIIe siècle, les mathématiciens se posent une question naturelle :
Pour quelles valeurs de \(p\) la série p-harmonique \(\displaystyle \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p}\) converge-t-elle (converges) ? Pour quelles valeurs diverge-t-elle (diverges) ?
La réponse moderne est très nette :
La série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p} \]
- converge si \(p > 1\) ;
- diverge si \(p \le 1\).
La démonstration repose sur des critères de convergence (convergence tests) élaborés au XIXe siècle (test de condensation de Cauchy, test intégral), mais les cas particuliers (essentiellement \(p=2\)) ont été étudiés bien plus tôt, via le problème de Bâle (Basel problem).
2. Histoire des séries en \(1/n^p\)
2.1. Mengoli et le problème de Bâle
Au XVIIe siècle, le mathématicien italien Pietro Mengoli (1626–1686) s’intéresse à des séries de fractions successives (series of reciprocal fractions). Vers 1644–1650, il pose un problème resté célèbre sous le nom de problème de Bâle (Basel problem) : déterminer la valeur exacte de la somme infinie \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2}. \]
Pourquoi s’intéresser à une telle somme ? À l’époque, les mathématiciens commencent à manipuler des séries infinies (infinite series) pour représenter des fonctions, comme on le fera plus tard avec les séries de Taylor (Taylor series). Comprendre si une série converge, et si possible calculer sa valeur, devient un enjeu majeur pour la future analyse (analysis). Le problème de Bâle est alors un test : peut-on relier une série apparemment pure aux nombres déjà connus, en particulier le nombre \(\pi\) ?
Mengoli montre que la série en \(1/n^2\) converge, mais il ne parvient pas à en donner la valeur exacte. Le problème est ensuite relayé par les mathématiciens de l’École de Bâle (les Bernoulli) et circule comme un défi resté sans solution jusque dans les années 1730. Pendant près d’un siècle, les meilleurs analystes accumulent des approximations numériques sans trouver de formule fermée.
2.2. Euler et la somme de \(\displaystyle \sum 1/n^2\)
Au XVIIIe siècle, Leonhard Euler (1707–1783), alors jeune mathématicien, reprend le problème de Bâle. En 1734–1735, il annonce le résultat spectaculaire : \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2} = \frac{\pi^2}{6}, \] donnant pour la première fois un lien direct entre une série d’inverses de carrés et le nombre \(\pi\).
Euler observe que les zéros de \(\sin x\) sont exactement les multiples entiers de \(\pi\). Par analogie avec la factorisation d’un polynôme par ses racines, il propose la factorisation en produit infini \[ \frac{\sin x}{x} = \prod_{n=1}^{+\infty} \left(1 - \frac{x^2}{n^2\pi^2}\right). \] En identifiant ensuite les coefficients de la série entière (power series) de \(\sin x / x\) avec ceux issus du produit, il obtient l’égalité \(\displaystyle \sum_{n=1}^{+\infty} 1/n^2 = \pi^2/6\).
Cette méthode, très audacieuse pour l’époque, anticipe toute une partie de l’analyse moderne : produits infinis (infinite products), séries entières (power series), liens entre zéros d’une fonction et ses coefficients. Elle préfigure aussi certaines idées de Riemann sur la fonction zêta.
2.3. Cauchy et les critères modernes de convergence
Au début du XIXe siècle, Augustin-Louis Cauchy (1789–1857) reformule l’analyse sur des bases rigoureuses, avec la notion moderne de suite de Cauchy (Cauchy sequence). Dans son Cours d’analyse (1821), il introduit plusieurs critères de convergence (convergence tests) pour les séries à termes positifs, notamment le test de condensation de Cauchy (Cauchy condensation test).
Soit \((u_n)\) une suite décroissante de réels positifs (decreasing sequence of positive real numbers). La série \(\displaystyle \sum_{n=1}^{+\infty} u_n\) converge si et seulement si la série condensée (condensed series) \[ \sum_{k=0}^{+\infty} 2^k\, u_{2^k} \] converge.
Appliqué à \(u_n = 1/n^p\), ce critère permet de décider très simplement de la convergence ou non de la série p-harmonique, comme on le verra en section 3.1.
2.4. Dirichlet et Riemann : naissance de \(\zeta(s)\)
Au XIXe siècle, les séries \(\displaystyle \sum 1/n^p\) sont intégrées dans un cadre plus large : les séries de Dirichlet (Dirichlet series). Johann Peter Dirichlet (1805–1859) utilise des séries du type \(\displaystyle \sum a_n / n^s\) pour démontrer la répartition infinie des nombres premiers dans certaines progressions arithmétiques (arithmetic progressions).
En 1859, Bernhard Riemann (1826–1866) publie son célèbre mémoire Sur le nombre de nombres premiers inférieurs à une grandeur donnée. Il y introduit la fonction zêta de Riemann (Riemann zeta function), \[ \zeta(s) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^s}, \] d’abord définie pour \(\Re(s) > 1\), puis prolongée analytiquement (analytic continuation) à tout le plan complexe (sauf en \(s = 1\)). Les séries p-harmoniques correspondent aux valeurs \(\zeta(p)\) pour les entiers \(p > 1\).
3. Théorème de convergence des séries p-harmoniques
On rappelle le résultat fondamental :
La série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^p} \] converge si et seulement si \(p>1\). Pour \(p\le1\), elle diverge.
Nous présentons deux démonstrations classiques, proches de l’esprit historique : la condensation de Cauchy (Cauchy condensation) et le test intégral (integral test).
3.1. Preuve par condensation de Cauchy
Posons \(u_n = 1/n^p\). Alors \((u_n)\) est une suite positive et décroissante. Par le test de condensation de Cauchy, la série \(\sum u_n\) converge si et seulement si la série condensée \[ \sum_{k=0}^{+\infty} 2^k\, u_{2^k} \] converge.
Or \[ 2^k\, u_{2^k} = 2^k \cdot \frac{1}{(2^k)^p} = 2^{k} \cdot 2^{-kp} = 2^{k(1-p)}. \] On obtient donc une série géométrique (geometric series) : \[ \sum_{k=0}^{+\infty} 2^{k(1-p)}. \] Sa raison est \(q = 2^{1-p}\).
- Si \(p>1\), alors \(0<q<1\) et la série géométrique converge.
- Si \(p=1\), alors \(q=1\) : la série géométrique diverge, tout comme la série harmonique.
- Si \(p<1\), alors \(q>1\) : la série géométrique diverge.
3.2. Preuve par comparaison intégrale
Une seconde preuve repose sur le test intégral (integral test), déjà présent sous forme géométrique au XVIIIe siècle, et systématisé au XIXe.
Considérons la fonction \[ f(x) = \frac{1}{x^p}, \qquad x \ge 1, \] continue, positive et décroissante sur \([1,+\infty[\).
- Si \(p>1\), \(\displaystyle \int_1^{+\infty} \frac{1}{x^p}\,dx\) converge, car \[ \int_1^{+\infty} \frac{1}{x^p}\,dx = \left[ \frac{x^{1-p}}{1-p} \right]_1^{+\infty} = \frac{1}{p-1}. \] Le test intégral donne la convergence de \(\displaystyle \sum 1/n^p\).
- Si \(p\le1\), l’intégrale diverge, et la série \(\displaystyle \sum 1/n^p\) diverge également.
4. Exemples numériques et comparaisons
Pour mieux visualiser le rôle du paramètre \(p\), commençons par comparer le destin des séries p-harmoniques selon la valeur de \(p\).
| Exposant \(p\) | Comportement de \(\displaystyle \sum \frac{1}{n^p}\) | Nature de la série |
|---|---|---|
| \(p < 1\) | La série diverge (les sommes partielles tendent vers \(+\infty\)). | Série divergente (divergent series). |
| \(p = 1\) | La série harmonique diverge lentement. | Série divergente. |
| \(p > 1\) | Les sommes partielles se stabilisent vers une limite finie. | Série convergente (convergent series). |
Regardons maintenant quelques sommes partielles (partial sums) pour différents \(p\) et différents rangs \(n\). On note \(\displaystyle H_n^{(p)} = \sum_{k=1}^n 1/k^p\). Les valeurs ci-dessous sont arrondies :
| \(n\) | \(H_n^{(1/2)}\) | \(H_n^{(1)}\) | \(H_n^{(3/2)}\) | \(H_n^{(2)}\) |
|---|---|---|---|---|
| 10 | \(\approx 5{,}02\) | \(\approx 2{,}93\) | \(\approx 2{,}00\) | \(\approx 1{,}55\) |
| 100 | \(\approx 18{,}59\) | \(\approx 5{,}19\) | \(\approx 2{,}41\) | \(\approx 1{,}63\) |
| 1000 | \(\approx 61{,}80\) | \(\approx 7{,}49\) | \(\approx 2{,}55\) | \(\approx 1{,}64\) |
Commentaires :
- pour \(p < 1\) (ici \(p = 1/2\)), les sommes partielles croissent très vite ;
- pour \(p = 1\), la croissance est lente mais illimitée (divergence de la série harmonique) ;
- pour \(p > 1\), les sommes partielles semblent se stabiliser vers une valeur limite finie.
5. Séries p-harmoniques et valeurs de \(\zeta(p)\)
5.1. Le cas \(p = 2\) : le problème de Bâle en détail
Le cas \(p=2\) correspond au problème de Bâle (Basel problem), posé au XVIIe siècle et popularisé par l’école de Bâle (les Bernoulli). Il s’agit de déterminer la somme exacte de la série \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2}, \] que l’on note aujourd’hui \(\zeta(2)\), où \(\zeta\) désigne la fonction zêta de Riemann (Riemann zeta function).
Historiquement, Pietro Mengoli montre dès le XVIIe siècle que la série en \(1/n^2\) converge (converges), mais sans en donner la valeur. Le problème est repris par Jakob Bernoulli et les mathématiciens de Bâle, qui obtiennent des approximations numériques de plus en plus fines sans parvenir à une expression fermée. Pendant près d’un siècle, la question \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2} = ? \] reste donc un défi ouvert.
En 1735, Leonhard Euler, alors jeune mathématicien, annonce le résultat spectaculaire : \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2} = \frac{\pi^2}{6}. \] Pour la première fois, une série de fractions simples est reliée exactement à une puissance de \(\pi\). Cette découverte marque profondément l’histoire de l’analyse (history of analysis).
Euler observe que les zéros de \(\sin x\) sont les multiples entiers de \(\pi\) : \(0, \pm \pi, \pm 2\pi, \dots\). Par analogie avec la décomposition d’un polynôme en produit de facteurs \((x - \alpha_i)\), il propose la décomposition en produit infini (infinite product) : \[ \frac{\sin x}{x} = \prod_{n=1}^{+\infty} \left(1 - \frac{x^2}{n^2\pi^2}\right). \] Il compare ensuite ce produit infini avec le développement en série entière (power series expansion) de \(\sin x / x\), \[ \frac{\sin x}{x} = 1 - \frac{x^2}{3!} + \frac{x^4}{5!} - \cdots, \] et identifie les coefficients de \(x^2\). Il obtient ainsi \(\displaystyle \sum_{n=1}^{+\infty} 1/n^2 = \pi^2/6\).
On peut également retrouver \(\pi^2/6\) par des méthodes plus modernes : séries de Fourier (Fourier series) de la fonction \(x^2\) sur \([-\pi, \pi]\), identité de Parseval (Parseval’s identity), etc. Ces approches montrent que le problème de Bâle est à la croisée de plusieurs domaines : analyse réelle, analyse de Fourier, géométrie du cercle.
On peut suivre numériquement la convergence de la série vers \(\pi^2/6\). Notons \(\displaystyle H_n^{(2)} = \sum_{k=1}^n 1/k^2\) la n-ième somme partielle (n-th partial sum).
\[\displaystyle H_n^{(2)} = \sum_{k=1}^n \dfrac{1}{k^2} = 1+\dfrac{1}{2^2}+\dfrac{1}{3^2}+\dfrac{1}{4^2}+\cdots+\dfrac{1}{n^2}\]
| \(n\) | \(H_n^{(2)}\) | ^2\(\pi^2/6\) | Erreur \(|\pi^2/6 - H_n^{(2)}|\) |
|---|---|---|---|
| 10 | \(\approx 1{,}54977\) | \(\approx 1{,}64493\) | \(\approx 9{,}5\times 10^{-2}\) |
| 50 | \(\approx 1{,}62513\) | \(\approx 1{,}64493\) | \(\approx 2{,}0\times 10^{-2}\) |
| 100 | \(\approx 1{,}63498\) | \(\approx 1{,}64493\) | \(\approx 1{,}0\times 10^{-2}\) |
| 1000 | \(\approx 1{,}64393\) | \(\approx 1{,}64493\) | \(\approx 1{,}0\times 10^{-3}\) |
La série \(\sum 1/n^2\) converge donc, mais assez lentement : pour gagner un chiffre de précision, il faut multiplier le nombre de termes par un facteur significatif. Historiquement, cette lenteur a poussé les mathématiciens à inventer des méthodes d’accélération de convergence (convergence acceleration methods) ou des séries alternatives, plus rapides que la série de définition.
5.2. Les cas pairs \(p = 2k\) et les nombres de Bernoulli
Pour les exposants pairs \(p = 2k\), la fonction zêta de Riemann prend des valeurs tout à fait remarquables. Dès le XVIIIe siècle, Leonhard Euler découvre que les séries p-harmoniques \[ \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{2k}} \] ne donnent pas des nombres arbitraires, mais sont toutes proportionnelles à une puissance paire de \(\pi\), via les mystérieux nombres de Bernoulli (Bernoulli numbers).
Les nombres de Bernoulli \((B_n)_{n \ge 0}\) sont définis par la fonction génératrice (generating function) : \[ \frac{t}{e^t - 1} = \sum_{n=0}^{+\infty} B_n \frac{t^n}{n!}. \] Ils interviennent dès le XVIIe siècle dans les sommes de puissances (sums of powers) \(1^m + 2^m + \cdots + n^m\) étudiées par Jakob Bernoulli dans son traité Ars Conjectandi.
Dans une série de travaux (1735–1740), Euler révèle alors la formule stupéfiante :
Pour tout entier \(k \ge 1\), \[ \boxed{\displaystyle \zeta(2k) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{2k}} = (-1)^{k+1} \frac{B_{2k}}{2(2k)!}\,(2\pi)^{2k}. } \] En particulier, le nombre \(\dfrac{\zeta(2k)}{\pi^{2k}}\) est toujours rationnel (rational number).
Euler établit ce résultat en reliant les produits infinis de \(\sin x\), les séries entières et l’arithmétique profonde des nombres de Bernoulli — un pont inattendu entre trigonométrie, analyse et théorie des nombres.
Le tableau suivant regroupe quelques valeurs classiques de \(\zeta(2k)\) :
| Valeur | Expression exacte | Approximation | Nombre de Bernoulli |
|---|---|---|---|
| \(\displaystyle \zeta(2)=\sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{2}}\) | \(\displaystyle \frac{\pi^2}{6}\) | \(\approx 1{,}644934\) | \(B_2 = \tfrac{1}{6}\) |
| \(\displaystyle \zeta(4)=\sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{4}}\) | \(\displaystyle \frac{\pi^4}{90}\) | \(\approx 1{,}082323\) | \(B_4 = -\tfrac{1}{30}\) |
| \(\displaystyle \zeta(6)=\sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{6}}\) | \(\displaystyle \frac{\pi^6}{945}\) | \(\approx 1{,}017343\) | \(B_6 = \tfrac{1}{42}\) |
| \(\displaystyle \zeta(8)=\sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{8}}\) | \(\displaystyle \frac{\pi^8}{9450}\) | \(\approx 1{,}004077\) | \(B_8 = -\tfrac{1}{30}\) |
| \(\displaystyle \zeta(10)=\sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^{10}}\) | \(\displaystyle \frac{\pi^{10}}{93555}\) | \(\approx 1{,}000994\) | \(B_{10} = \tfrac{5}{66}\) |
| \(\zeta(12)\) | \(\displaystyle \frac{691\,\pi^{12}}{638512875}\) | \(\approx 1{,}000246\) | \(B_{12} = -\tfrac{691}{2730}\) |
| \(\zeta(14)\) | \(\displaystyle \frac{\pi^{14}}{18243225}\) | \(\approx 1{,}0000612\) | \(B_{14} = \tfrac{7}{6}\) |
| \(\zeta(16)\) | \(\displaystyle \frac{\pi^{16}}{32564156640}\) | \(\approx 1{,}0000153\) | \(B_{16} = -\tfrac{3617}{510}\) |
| \(\zeta(18)\) | \(\displaystyle \frac{43867\,\pi^{18}}{38979295480125}\) | \(\approx 1{,}0000038\) | \(B_{18} = -\tfrac{43867}{798}\) |
| \(\zeta(20)\) | \(\displaystyle \frac{174611\,\pi^{20}}{1531329465290625}\) | \(\approx 1{,}00000095\) | \(B_{20} = \tfrac{174611}{330}\) |
- Colonne 1 : la valeur de la fonction zêta pour un exposant pair.
- Colonne 2 : expression exacte, toujours égale à une fraction rationnelle de \(\pi^{2k}\).
- Colonne 3 : approximation numérique. Toutes ces valeurs sont très proches de 1, et tendent vers 1 lorsque \(k\) augmente.
- Colonne 4 : nombre de Bernoulli intervenant dans la formule d’Euler — leurs comportements arithmétiques profonds sont liés aux formes modulaires (modular forms) et à la théorie moderne des nombres.
La hauteur représente \(\zeta(2k)-1\). On voit que la différence décroît extrêmement vite : les valeurs paires de la fonction zêta deviennent presque égales à 1 pour de grands \(k\).
5.3. Les exposants impairs \(p = 2k+1\) : un univers encore largement mystérieux
Contrairement au cas des exposants pairs, parfaitement compris depuis Euler, les valeurs \[ \zeta(3),\ \zeta(5),\ \zeta(7),\ \dots \] restent l’un des sujets les plus profonds et les plus fascinants de la théorie analytique des nombres (analytic number theory).
Historiquement, Euler tente aussi d’étudier ces valeurs impaires, mais il constate rapidement que sa méthode (produits infinis de \(\sin x\), nombres de Bernoulli, séries de Fourier) ne permet pas d’obtenir une expression fermée analogue à celles de \(\zeta(2k)\). Dès la fin du XVIIIe siècle, on comprend que le cas impair est nettement plus difficile.
Pour les valeurs impaires \(\zeta(2k+1)\), on ne connaît aucune formule simple de type \[ \zeta(2k+1) = C\,\pi^{2k+1}, \] où \(C\) serait un nombre rationnel. Le mystère persiste même aujourd’hui.
La plus célèbre de ces valeurs est \(\zeta(3)\), appelée depuis 1978 la constante d’Apéry (Apéry’s constant).
Le mathématicien français Roger Apéry démontre de façon spectaculaire que \[ \boxed{\zeta(3)\ \text{est irrationnel.}} \] Cette preuve a stupéfié la communauté : aucune méthode analogue ne permet encore de montrer que \(\zeta(5)\), \(\zeta(7)\), etc., sont irrationnels.
Notons quelques valeurs numériques importantes :
| Valeur | Approximation | Résultats connus | Remarques historiques |
|---|---|---|---|
| \(\zeta(3)\) | \(\approx 1{,}202056903\) | Irrationnel (théorème d’Apéry, 1978) | Appelé constante d’Apéry. |
| \(\zeta(5)\) | \(\approx 1{,}036927755\) | Rationalité/irrationalité inconnue | Apparaît dans certaines intégrales de Feynman (physique quantique). |
| \(\zeta(7)\) | \(\approx 1{,}008349277\) | Inconnu | Très proche de 1, structure arithmétique complexe. |
| \(\zeta(9)\) | \(\approx 1{,}002008392\) | Inconnu | Lié aux valeurs zêta multiples (multiple zeta values). |
La série de définition \(\displaystyle \sum 1/n^3\) converge lentement. Apéry utilise des séries extrêmement rapides, par exemple : \[ \zeta(3) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{(-1)^{n-1}}{n^3 \binom{2n}{\,n}} \] ou d’autres séries hypergéométriques, qui accélèrent considérablement la convergence. Ces représentations jouent un rôle clé dans sa preuve.
La hauteur représente \(\zeta(2k+1)-1\). Contrairement aux valeurs paires, la décroissance est beaucoup plus lente, ce qui reflète la complexité arithmétique profonde des valeurs impaires de la fonction zêta.
Les valeurs impaires de \(\zeta\) apparaissent également en :
- théorie des périodes (periods theory),
- physique quantique (diagrammes de Feynman),
- combinatoire des polylogarithmes (polylogarithms),
- valeurs zêta multiples (multiple zeta values, MZV).
Ainsi, les séries p-harmoniques impaires constituent un domaine toujours actif, à la frontière entre analyse, arithmétique et physique mathématique.
6. Lien avec la fonction zêta de Riemann
Toutes les séries p-harmoniques se retrouvent dans une seule et même fonction : la fonction zêta de Riemann (Riemann zeta function).
Pour un nombre complexe \(s\) tel que \(\Re(s) > 1\), on définit \[ \zeta(s) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^s}. \] Pour un réel \(p>1\), on a donc \(\displaystyle \zeta(p) = \sum_{n=1}^{+\infty} 1/n^p\).
Euler découvre également le produit sur les nombres premiers (Euler product) :
Pour \(\Re(s)>1\), \[ \zeta(s) = \prod_{p\ \text{premier}} \frac{1}{1 - p^{-s}}, \] où le produit porte sur tous les nombres premiers (prime numbers). Cette identité relie directement les séries p-harmoniques aux propriétés arithmétiques des nombres premiers.
Dans son mémoire de 1859, Riemann montre que \(\zeta(s)\) admet un prolongement analytique (analytic continuation) à tout le plan complexe, à l’exception d’un pôle simple en \(s=1\). La célèbre hypothèse de Riemann (Riemann hypothesis) concerne la localisation de ses zéros non triviaux et constitue l’un des grands problèmes ouverts de la mathématique contemporaine.
7. Variantes autour du cas limite \(p=1\)
Le cas \(p=1\) joue un rôle critique (critical case) :
- si \(p>1\), la série \(\sum 1/n^p\) converge ;
- si \(p\le1\), elle diverge.
On peut « raffiner » cette frontière en modifiant légèrement le terme général. Un exemple classique est la série \[ \sum_{n=2}^{+\infty} \frac{1}{n (\ln n)^p}, \] où \(\ln\) désigne le logarithme népérien (natural logarithm).
La série \(\displaystyle \sum_{n=2}^{+\infty} \frac{1}{n (\ln n)^p}\)
- diverge si \(p \le 1\),
- converge si \(p > 1\).
Ces séries « au bord de la convergence » (borderline series) interviennent en théorie des nombres, par exemple dans l’étude de la densité des nombres premiers ou des séries de Dirichlet. Elles illustrent le fait que de légères modifications (facteurs logarithmiques) peuvent déplacer le seuil de convergence.
8. Sources, bibliographie et documents historiques
8.1. Textes historiques et monographies classiques
- P. Mengoli, Novo ordine per le questioni del sig. Evangelista Torricelli, Bologne, 1655. — Formulation du problème de Bâle et étude de séries d’inverses.
- L. Euler, De summis serierum reciprocarum, 1735. — Résolution du problème de Bâle et somme de \(\sum 1/n^2\).
- A.-L. Cauchy, Cours d’analyse de l’École Royale Polytechnique, Paris, 1821. — Critères de convergence, condensation de Cauchy.
- J. P. Dirichlet, Beweis des Satzes, dass jede unbegrenzte arithmetische Progression, deren erstes Glied und Differenz ganze Zahlen ohne gemeinschaftlichen Faktor sind, unendlich viele Primzahlen enthält, 1837. — Séries de Dirichlet.
- B. Riemann, Über die Anzahl der Primzahlen unter einer gegebenen Grösse, 1859. — Mémoire fondateur sur \(\zeta(s)\) et les nombres premiers.
- G. H. Hardy, Divergent Series, Oxford University Press, 1949.
- Tom M. Apostol, Mathematical Analysis, Addison–Wesley, 1974.
- Tom M. Apostol, Introduction to Analytic Number Theory, Springer, 1976.
- H. M. Edwards, Riemann’s Zeta Function, Dover, 2001.
8.2. Ressources web fiables
- MacTutor History of Mathematics (Université de St Andrews) — Articles historiques sur Euler, Cauchy, Riemann, Mengoli, et le problème de Bâle.
- Wikipedia (en) :
- Basel problem — Histoire et preuves de la somme de \(\sum 1/n^2\).
- Cauchy condensation test — Formulation moderne du test de condensation.
- Riemann zeta function — Propriétés de \(\zeta(s)\) et liens avec les nombres premiers.
- Apéry’s constant — Résultats autour de \(\zeta(3)\).
- Notes de cours universitaires sur les séries p-harmoniques, le test intégral et les valeurs de \(\zeta(2k)\).
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